Madeleine Michelis


L'exode, 1940

Madeleine Michelis, résistante neuilléenne, l'exode de 1940, illusration: infographie dérivée d'un dessin, de Bosselin mercredi 12 juin 1940

       Voici un essai de reconstruction de mon emploi du temps depuis samedi. Samedi matin : cours jusqu'à 10 heures.D. ... m'apprend qu'au communiqué les Allemands avaient dépassé Forges les Eaux.... Samedi midi : Melle L. arrive chez moi en vitesse pour m'inviter avec insistance à passer le week-end chez elle au Havre. J'accepte un peu étonnée. Je prends mon sac à dos et une petite valise. Si j'avais su, j'aurais au moins fermé ma turne et pris une couverture. Arrivées au Havre : ça sentait mauvais, on déménageait le matériel commercial du port, les pontons, la grande grue de la Cim. En rade, une partie de l'escadre. Nous décidons de passer la nuit à Ste Adresse, les nuits havraises depuis 8 jours étant des plus troublées, et nous assistons au spectacle que nous offre la rade, du haut du balcon. A 4h, coup de téléphone du lycée. Un conseil: aller passer le week-end de l'autre côté de l'eau. Des amis de L. nous emmènent en voiture jusqu'au bac de Quilleboeuf que nous passons en piétons. A partir de là, l'exode. De Quilleboeuf à Pont Audemer, en 2 stops et 6kms à pied. Là nous couchons, L. et moi, dans la salle des machines, sous un édredon qu'elle avait eu l'astuce d'envelopper dans un manteau. Lever à 7h et dans la rue spectacle dantesque : l'autorité militaire avait fait mettre le feu aux usines de pétrole de la vallée de la Seine. Enorme nuage épais comme le pire brouillard londonien, et à sa base rougeoiment d'incendie. Le nuage nous a suivies jusqu'à Caen. Sur la place de Pont Audemer, je rencontre B., lieutenant d'administration qui nous conseille de filer sur Caen, et prend tout mon barda. Pont-Audemer-Caen = 82 kms. Stop, marche et restop. Caen dans la soirée, rencontre du proviseur, sac au dos, en stop lui-même, qui allait chez le recteur prendre la responsabilité de l'ordre d'évacuation. Ca n'a pas été glorieux; le recteur toujours aussi incompréhensif. Heureusement que notre patron était épatant et a préféré la vie de son personnel à sa situation future. Espérons que ça s'arrangera. A Caen, bon accueil de la directrice et des camarades sévriennes. Au rectorat : pas d'ordre : s'évacuer le plus vite possible, où nous voulons et par nos propres moyens. Essai de prendre le train pour Paris : ligne coupée etc. Pas de nouvelles des parents. Grande angoisse de les laisser sans savoir ce qu'ils deviennent et d'être obligée de filer avec et chez Suzanne D. dans le Sud-Ouest.
Nous avons couché, Suz, le proviseur et moi, dans du foin en plein air. Délicieux. Mais au café, lecture du communiqué : ils ont l'air de lâcher Paris. J'ai piqué une ridicule crise de larmes.


 

Cholet , mercredi 12 juin matin
       Notre exode continue dans des conditions presque convenables... mon expérience de la gare de Caen m'a éclairée sur les transports actuels par voie ferrée. On ne pouvait plus aller sur Paris et on n'envisageait pas d'écouler les réfugiés du Havre avant 6 ou 7 jours. Heureusement que Suz D. avait une petite place dans sa voiture. Pour l'instant sa mère et elle m'accueillent chez elles, Abbaye de Puyvineux, La Jarrie où nous serons ce soir...
 

12 juin 1940
       Quel coup! On vient d'entendre Pétain. On espérait la résistance à outrance, au moins. Qu'est-ce qui va sortir de tout cela, nul ne le sait...
Tu peux imaginer combien je regrette en ce moment de n'être pas partie aux Etats-Unis. De loin, il y a un certain nombre de choses qu'on accepte plus volontiers. Il faut plus que du courage en ce moment.
Suz D., sa mère et sa belle-mère continuent à être exquises avec moi. Je cueille des cerises, tire de l'eau, fait du défrichage, et joue au décorateur. Ca m'occupe les mains et les muscles. Je m'adapte au mieux à la vie campagnarde dans cet Aunis si simple et si calme.

 

[page d'analyses politiques]      

Puyvineux , le 19 et 21 juin 1940             

      Je vous raconterai plus tard le voyage épique que nous avons fait, quand je n'aurai plus l'esprit écrasé par la pensée de ce qui se trame en ce moment. C'est atrocement pénible. Qui aurait dit cela à la Pentecôte. J'avais toujours senti et prévu le danger hitlérien. Je ne pensais pas que, nous aussi, nous en serions si rapidement victimes. Ah! Munich!

Puyvineux , le 21 6 1940

      Par ailleurs j'ai piétiné de rage en entendant le préambule de l'armistice possible. Ce sont des coups qu'on supporte mieux en famille qu'avec des amis, si gentils soient-ils, ce qui est le cas.

Puyvineux, Lundi 1er juillet 1940
       Ici, pays occupé et aucun renseignement. Je n'avais pu partir, car dès le 18 juin...les trains et les cars, vu l'avance allemande, ne fonctionnaient plus dans le département. J'ai tout fait pour sortir d'ici, j'ai essayé même le stop. Aucune voiture n'allait vers Toulouse ou n'a voulu me charger....Suzanne ne pouvait me conduire à Bordeaux, elle n'avait plus d'essence. Il ne restait qu'à attendre à Puyvineux et à profiter du repos physique que l'abbaye m'offrait. Je me suis magnifiquement retapée, mais le moral est beaucoup moins brillant, surtout depuis que le pays est pourri d'hôtes supplémentaires. On les ignore le plus possible, voilà tout. D'ailleurs il faut s'y habituer! Un rapide voyage à l'Inspection Académique nous laisse entendre que nous aurons à rejoindre le Havre vers le 15 août pour y reprendre notre service. De tout cela d'ailleurs nous aurons le temps de parler. Je compte sur vous pour m'attendre à Pamiers puisque le climat réussit à Maman...

Ps: Le désastre n'a pas fait de moi une chiffe mais un roc.

 

4 juillet 1940
       Hier j'ai réussi à me faire descendre à Bordeaux par un type des Chargeurs, un peu trop galant peut-être, mais après les Allemands, tout semble raffiné, puis le Bordeaux-Toulouse, puis 5 heures bien pénibles dans la gare de Toulouse, - rien pour s'asseoir, orage, soldats à la recherche de leurs régiments, trains de blessés d'où l'on a sorti des moribonds - tout dans le ton général, plus triste encore que de voir flotter le drapeau nazi sur le vieil hôtel de ville de la Rochelle, et pourtant ça m'a fichu un sacré coup... Je suis contente d'avoir vu les parents; leur voyage, en comparaison de certains, a été des plus brillants. Naturellement Maman ne s'en rend pas compte.
 

12 juillet 1940
       Discussions de tous ordres avec Maman, sur la nouvelle forme de gouvernement qu'elle défend sans y rien comprendre, sur les femmes, les filles, la liberté sexuelle, etc., discussions ébauchées à table avec Pierre H., reprises, continuées, encolérées par la suite. Peut-être que cette gymnastique intellectuelle, si fausse qu'elle soit, lui aura fait du bien. Elle est horrifiée et attirée par la mentalité d'H., plus H. que jamais. Délicieux en ce moment avec moi. Un temps de repos dans cette chienne d'année, et si imprévu!...
Il est très lui-même avec moi, il pense tout haut en ma présence, comme devant un chien ou un vieux copain. J'ai même gagné ça. Officiellement il me taquine fort sur mon penchant marqué pour R., sur le départ trop rapide dudit et sur mes chagrins intimes présumés. Tu vois le ton. Intimité désinvolte et affectueuse, d'autant plus brillante et plus tendre que je la sais par avance point durable.

 

22 juillet 1940
       Les officiers du dépôt de Rochefort viennent dêtre expédiés par ici par les Allemands.
Aujourd'hui je vais faire des infidélités à la popote commune. Je suis l'invitée de l'aspirant P.
dans le cantonnement qu'il commande du côtéde Pujols. Source de commentaires plus ou moins éblouissants ou astucieux pour notre ami H.... Tu imagines!
Ce P., d'ailleurs, est un assez curieux garçon : il boit comme un trou depuis l'âge de 18 ans, mais, en bon(!) protestant, est bourrelé de remords. Nîmois sur lequel s'est greffé un Grenoblois, amoureux fou de la montagne. Au demeurant très sympathique, poussant jusqu'à l'idée fixe le désir d'indépendance.

J'aspire à une certaine paix valloirinche ou étretataise.

 

Pamiers , dimanche 4 août1940 , à son frère
       Très sympathiques, ces 24 heures passées à Salses. J'avais grand besoin de te voir. A mon retour, la petite infirmière avait enlevé H. ou l'inverse. Donc cette après-midi, vicariat médicinal. Ca ne m'a pas surprise. Simplement un peu attristée de penser qu'il aurait pu peut- être m'offrir ma dernière journée. Mais nous savons bien que de telles délicatesses lui sont étrangères. Il ne saura jamais jouer un final réussi. Pénible. Pourquoi faut- il gâcher ainsi ce mois délicieux. N'avoir d'autre préoccupation que le présent.
Le retour s'est bien passé avec d'impressionnants virages du côté du col du Porteil. Clair d'étoiles. J'ai dû un peu dormir sur l'épaule fraternelle du lieutenant. Je suis arrivée à 2h du matin et suis montée me coucher incontinent à la mansarde : j'ai fait les offrandes ce matin ( On te remercie bigrement pour les vins fins ), avant d'aller voir les gendarmes. Mon ordre est timbré. Je monte sur Toulouse demain matin à 7h pour tenter d'avoir le train réservé aux fonctionnaires à 18h. Puis en route vers là- haut, d'où, vu la rupture postale entre les deux zones, je ne pourrais pas te faire signe. Nouvelle coupure. Pourvu que l'Afrique du Nord ne vienne pas s'insérer là-dedans. Enfin, cher vieux, ne t'inquiète pas. J'arrive toujours à me débrouiller.