Madeleine Michelis - 1913-1944 - site

                   Le HAVRE - PARIS       [ Note d'introduction ]

20 août 1940
      Traversée rapide et douloureuse d'un Paris désertique, où la vie se concentre devant les bouchers, les laitiers ou les épiciers, sillonné de rares autos, grisâtres pour la plupart. Des cars, sur une place de la Concorde endolorie et somnolente, déversent des "touristes" aux uniformes gris, verts ou noirs; ils se pressent autour de l'obélisque, tendent le cou, lèvent la tête, écoutent les explications; 5 minutes pour le recueillement admiratif et leurs officiers-guides-gardiens les dirigent vers leurs voitures. Ce spectacle a si peu de réalité, de consistance que je croyais assister à quelque prise de vue pour film de propagande nazie, qu'on aurait tourné à Paris avec la tolérance bienveillante et maussade de notre ex-gouvernement. Il y avait même la caméra ! Mais le visage des Parisiens, - on les voit en foule dans le métro - s'est vidé de toute expression, de toute vie. Ils ne rouspètent plus quand on les bouscule, ils assistent , absents, sans un clignement des yeux ou un pli de la bouche, à des scènes touchantes , de ce genre : un brave Allemand en uniforme qui sort de sa poche un sac de bouchées et en offre aux gosses du compartiment. Si j'avais été une bonne parisienne, j'aurais dû ne rien voir. La ville et ses habitants se sont recouverts d'une souffrance terne, qui ne donne prise à rien ni personne. Cela n'est pas sans une certaine beauté ni sans grandeur. Allons, Paris ne mourra pas de l'occupation, ni mon amour pour lui.
L'occupation au Havre et aux environs est moins discrète et plus totale

 
26 août 1940 , à son frère
       ... Région pas mal abîmée, vie abominablement triste....Si tu savais par quelle impression d'angoisse, d'abandon total, de révolte , nous pouvons passer dans une journée ou dans une nuit. C'est atroce de se sentir coupé de tout, de toute information, de toute vie réelle. L'occupation ici n'est pas purement symbolique. Elle est tyrannique, obsédante. Il y en a partout, dans les rues, les magasins, les usines, les appartements, les villas. Ils ne sont pas agressifs mais font sentir qu'ils existent, pesamment. On les traîne avec soi, ils vous courbent les épaules, la nuque. Tu es heureux,vieux frère, de ne pas connaître ça dans toute sa brutalité. A Paris, ce n'est qu'une question de spectacle et de ravitaillement. Ici, c'est tout. Je m'étais désintoxiquée d'un certain nombre de bruits qui avaient rythmé mes dernières semaines à Etretat. Tous sont revenus, plus abondants et plus proches : canons, avions, mitrailleuses . C'est pour moi encore la guerre et la solitude mais une solitude désespérée et asséchante et non plus la solitude de cet hiver, fouettée de coups de vent et de coups de mer, tonique et pure. ... Vois-tu, ce mois passé à Pamiers, j'en serai marquée pour longtemps. Il me semble maintenant lointain, irréel, insaisissable ; pourtant c'est en lui, en sa tiède douceur ou dans sa desséchante ardeur de juillet que j'arrive certains soirs à me réchauffer. Ecris-donc à H..., dis-lui toutes mes amitiés et mon extrême désir de le savoir heureux.

Ps:Du point de vue matériel, ne t'inquiète pas : je déjeune à la Petite Tonne ( encore assez bien et assez copieux) et j'"occupe" un charmant petit appartement ... On préfère m'avoir comme hôte plutôt que d'autres...

 
27 août 1940
       Toujours des bruits de bottes et des chants bien rythmés, dame, pour ça ils sont imbattables, inimitables même, comme pour le pillage des villas ou les achats massifs dans les magasins. Le Pays de Caux, ce royaume du beurre et de la betterave, a été dûment nettoyé de toutes ses productions. On commence à tirer la langue, à voir se fermer les boutiques, " Nous n'avons plus rien à vendre ", " Nos frais généraux ne nous permettent pas de rester ouverts pour rien "... J'apprends que les croûtes de 3 jours sont aussi comestibles que le pain frais. Petite virée à Etretat pour y quérir quelques livres... Rencontré quelques gens sympas, dont Christiane et son père. Son frère est prisonnier en Silésie où il exerce sa profession, sous la conduite et la garde de son ancien médecin-chef. Le vieux était écoeuré des lâchetés et des marchandages auxquels il avait assisté à Vichy. A propos de Jean, ça menace de s'éterniser, cette séparation entre les deux zones. Je me demande s'il est encore à Salses à se gaver de raisins... ce soir, j'ai appris que le territoire du Tchad se rattachait au parti de de Gaulle. Ce qu'il y a peut-être de plus pénible ici, malgré les amis bien chers qui m'entourent, c'est un sentiment d' irrémédiable abandon. Au milieu de ces uniformes, de ces croix gammées, de l'oppression qu'elles me causent, jusqu' à m'en donner des arrêts au coeur, rien ne semble me rattacher à quelque chose de solide. Le ministère est à peu près sans rapport avec nous. Le recteur, qui a peur sans doute, n'ose venir constater l'état lamentable des locaux. Seul le proviseur se démène, malgré son pessimisme. Pas de salles en nombre suffisant, beaucoup d'élèves déjà, trop de professeurs, pas de charbon pour cet hiver. A cela s'ajoutent d'atroces histoires, officielles hélas! Plus de 4.000 Havrais (hommes et surtout femmes et gosses ) ont péri dans l'évacuation, quatre bateaux ont coulé. Des démobilisés se trouvent devant un foyer détruit, sans travail, sans rien à quoi se raccrocher, dans cette ville triste et ce port vide. Seuls les couchers de soleil n'ont rien perdu de leur splendeur.
 
9 septembre 1940
       Voilà une tuile à laquelle je ne m'attendais plus guère. Je viens d'être informée, avec 15 jours de retard et officieusement encore, que l'Agrèg a lieu la dernière semaine de septembre à Paris. Je me suis remise à travailler aujourd'hui mais depuis mars-avril, tout le travail déjà fait a l'air de s'être évaporé. Peut-être aurais-je plus de chance cette année que les autres. Pourtant tout est contre moi :travail, notes et livres perdus et état d'esprit que les canons et le bruit perpétuel des avions ne rendent pas du tout agrégatif. ... tout ça me semble bien inutile. Enfin, je risque ma chance...
 
2 octobre 1940
      . Les Angles bombardaient depuis le début août mais au ralenti. Ca s'est intensifié depuis 15 jours, et la ville très touchée est à peu près inhabitable; plus d'eau ni gaz, les égoûts crevés, l'odeur du cadavre vers la gare. Par ailleurs les abris sont réservés aux soldats allemands; pendant 5 nuits les Havrais qui, comme tu sais, n'ont pas de cave, ont dû rester debout dans le couloir d'entrée de leurs maisons.H... en est revenue morte de fatigue et anglophobe. Si pénibles que soient ces histoires, les victimes civiles nombreuses et plus d'un 1/10ème de la ville démolie, puisque ça a servi à quelque chose, je ne regrette ni ne me lamente sur rien.
 
Neuilly , le 2 octobre 1940
          

 
Neuilly , le 15 octobre 1940
          

 
Le Havre , le 29 octobre 1940
          

 
2 novembre 1940
       Que tout est dégoûtant et pénible. L'horreur de ne jamais en sortir. Par ailleurs, il vient d'arriver à M... R...D... une triste affaire. Elle a fait une fausse couche consécutive à son double trajet journalier pour venir de la campagne, où elle habite, faire ses cours au lycée. Ils sont désolés tous les deux et ça a beaucoup assombri les collègues.Je pense à la parole de l'Evangile " Malheur aux enfants, aux vieillards et aux femmes enceintes! "...
 
12 novembre 1940
      Au ministère, personne ne savait que les 2 lycées étaient ouverts ici. Alors, quand Maman espère qu'on nous en tiendra compte, je rigole doucement... Depuis hier, grande tempête. Le vent a retrouvé sa violence destructrice. Je vis là-dedans comme un poisson dans l'eau, mais l'E.P.S., où nous ne sommes et ne serons pas chauffées,tremble de courants d'air.
 
24 novembre 1940
      Ici, tout réuni : risque, fatigue,travail intensif, dêche, naturellement rien en échange. "On vous garde, c'est déjà bien joli ". Vous avez dû, d'ailleurs, entendre hier à Radio Vichy la liste des gens révoqués chez nous; ça commence. Le recteur de Nancy a dû protester trop vivement devant le traitement indigne infligé aux gens de Meurthe et Moselle. Aussi est-il tête de liste. H...., le recteur de Lille, qui avait filé en laissant les profs sans ordre, est nommé recteur d'Alger,pour récompenser ses loyaux services et son courage. Dégoût croissant de toutes ces machines...
 
30 novembre 1940
      Chère Maman Tu peux aller voir le curé de St Pierre, lui faire dire une messe d'action de grâces et y assister en personne. Cette nuit une bombe est tombée à moins de 50 mètres sur le 15 et le 17 de la rue Béranger. Six personnes blessées,une petite fille de 9 ans morte dans son lit. Depuis 8 jours, comme vous avez dû l'apprendre, ça tape dur ici. Dès 4h moins 20 hier, on entendait cogner sur le Plateau. Comme j'étais fatiguée ( J'avais corrigé des copies jusqu'à 2h1/2 du matin ), j'ai laissé les M. et Hélène travailler dans la cuisine. Je lisais dans mon lit quand à 10h1/4 ça a commencé à se rapprocher du quartier.A peine Suz et sa mère viennent-elles de se coucher qu'un choc ébranle la maison. Puis un bruit sourd et mat dans la rue tout près. Voix angoissée de Mme M... " Levez-vous vite et descendons ". Je refuse et elles partent. Hélène entre dans la chambre, gelée, je lui offre de se coucher à la place de Suz; puis nous entendons du bruit, des cris dans la rue, des mots allemands, des moteurs d'auto. Nous sautons du lit, ouvrons la fenêtre : voitures de sapeurs-pompiers, ambulances, autos de médecins et les jeunes gens de la D.P. qui courraient dans la rue avec brassards blancs et civières. Nous sortons : 6 ou 7 personnes sous les décombres. On les entend crier " au secours " puis plus rien; pas de lumière; le bombardement continue. On déblaie; horrible nuit. A 3h on avait réussi à sortir 6 blessés et une petite fille morte dans son lit. Sur le moment ça ne m'a rien fait; j'avais seulement un peu mal aux reins en me recouchant. La peur sans doute. Nous avons même réussi à dormir un peu. Sommeil hanté d'enterrements.Ce matin, pas de gaz, un froid de loup. Quand elles ont toutes été parties, je me suis effondrée. Crise de larmes.Je pleurais sans raison en me débarbouillant. Sale bled.Je suis sortie; d'autres maisons, à 75m ou 100m ont été touchées; sous 2 immeubles, à 11h, des ensevelis criaient encore. Avec cela, un petit froid sec et un soleil éclatant qui dessine les moindres détails, au milieu de la chaussée un cahier d'enfant et des lettres. Ils ont visé un chantier de menuiserie et de charpentes qui travaille pour la marine des Allemands et l'ont manqué à 15 et 25 m. En faisant ma chambre, j'ai entendu crier dans la rue.C'était ma concierge qui injuriait l'officier du garage voisin. " Sal..., cochons, si vous n'étiez pas là, ça ne serait pas arrivé. Tous ces pauvres gens blessés ou morts..." " Oh, Madame, Madame... " Il ne savait rien dire d'autre. Le recteur venu hier en inspection s'est bien gardé de coucher ici. Frousse et carence des chefs. Vraiment quelle année durcissante; et par là-dessus le départ proche de Jean. Au moins pour lui, les risques ne seront pas inutiles. Pauvre petit, pauvres nous. A midi, pour pouvoir avaler quelque chose, j'ai dû m'offrir un calvados. Puissance de l'alcool. Pour l'agrèg, passez-moi l'expression, mais aujourd'hui je m'en fous.
 
9 janvier 1941
      Je pense sans cesse aux prisonniers, aux victoires anglaises et je me réjouis même de manger des ruta... Je ne sais si cela tient au temps mais je me sens toute réconfortée. Nous allons sortir de cet enfer. Quand? Cela n'a plus d'importance puisque l'issue est certaine. Nous gaulerons bientôt les noix.