Neuilly , le 10 juin 1941
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10 juin 1941
Tu te plains d'avoir de nous des nouvelles trop brèves.
Impossible souvent de t'en écrire plus long. Et puis te
mentir ( Tout est pour le mieux etc ) nous laisse une trop
grande impression de dégoût. D'ailleurs querelle pour querelle.
Tu nous donnes sur le détail concret de ta vie, sur ton
travail des vues très peu précises. ...Mais le plus horrible pour moi, c'est de ne
plus savoir exactement ce que tu penses, l'idée que tu
n'as pas de radio, que tu ne peux pas, comme Papa et moi,
tout écouter, comparer, relever les contradictions, noter
les silences, et attendre certains démentis qui ne
viendront jamais. Mes idées d'août dernier, tout ce que
j'écoute, je vois, je vis n'a fait que les confirmer. Nous
entrons depuis 3 semaines dans une ère de ravitaillement
plus abordable. Je ne parle pas de la viande. Tu peux t'en
gaver à ton aise, bientôt ce ne sera plus pour nous qu'un
souvenir - ni du pain - (heureusement que Papa peut manger
sur la carte de Mam et la mienne) mais les légumes, rares
il est vrai, affichent des prix plus accessibles. ...
La notion de repas copieux est périmée, comme tant d'autres.
Mais si l'on peut mettre 400f pour un repas, tarif allemand
ou Raymonde*, on peut, paraît-il, rendre à son estomac ses
habitudes normales. A la maison on s'en tire encore assez
bien pour l'heure, papa employant le système du troc.
Mais comme il va se trouver à cours de caoutchouc bientôt
( il parle de fermer 3 jours par semaine pour aller tuer
le doryphore dans ses futures patates à Fontaine ) nous
tendrons vers l'immatériel. Cet état de faiblesse et de
légèreté où nous vivons ne manque pas d'un certain charme
- quelquefois - Seulement c'est aux dépens du travail
personnel et même de la simple routine, et comme les vacances
ne viendront pas avant le 31 juillet, ça ne maintient pas
l'esprit dans un état réceptif et encore moins créateur.
*[marché noir]
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Neuilly , le 11 novembre 1941 |
11 novembre 1941
Comme nous sommes heureux que tu
échappes à tout cela. Pour le reste nous nous en tirons encore
assez bien grâce au courage et à la gentillesse de Papa. Tu
sais d'ailleurs que Maman sait très habilement tirer parti des
moindres choses. L'un dans l'autre nous arrivons à manger à peu
près normalement, quelquefois même assez bien. Ton colis
pourtant serait le bienvenu, s'il nous parvient un jour. Ce qui
nous pèse le plus, c'est d'être très rationnés en charbon, gaz
et électricité, ce dernier article me privant tout
particulièrement. A mes pieds, je traîne de vieilles bottes de
caoutchouc noires rapiécées par Papa avec une chambre à air. On
voit poindre le rouge sous la teinture et je doute qu'autrefois
j'aurais même oser les donner. Maintenant je les porte et dans
Paris. Mam met mes chaussures de ski avec trois paires
d'immondes chaussettes de laine faites de morceaux et passe aux
yeux de bien des gens pour une mortelle des plus enviables. Un
jour de pluie, la semaine dernière, combien ai-je vu de gosses
bien nippées avec des spartiates à semelles de bois et de
malheureuses socquettes de coton. Papa n'a pas eu de
répartition ni pour novembre ni pour décembre. Les vêtements
sont aussi rares et aussi enviés : pense que mon manteau de
fourrure, tout usagé qu'il est, vaut tel quel 23.000f. Absence
de laine et de fourrures, de coton et de fils, triomphe du
textile synthétique à l'exposition seulement. Le pauvre vieux
Papa a besoin de caleçons et malgré les points de sa carte de
textile, nous n'avons pas été fichues d'en trouver un sur toute
la place. Mais les sous-vêtements et les canadiennes
s'entassent, prêts à partir contre l'ennemi russe. La
récupération des métaux non ferreux ayant fait suite à celle
des vieux vêtements et des vieilles godasses, on se demande ce
qu'il restera à récupérer dans trois mois, sinon un peu de sang
anémique. Le cheptel est maintenant réduit à zéro par la
consommation extérieure. A la perte de substance subie, on
mesure son abondance ancienne et ses riches qualités. Sorte de
prise de conscience rétrospective de ce qu'était la France,
mesure aussi de ce qu'elle sera. Le présent n'est pour moi
qu'un long voyage en métro, écoeurant, malsain, mais qui me
mène là où je veux aller, et à la lumière.
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7 décembre 1941
Voilà un an, Jean, que tu quittais la France, voilà un an que
j'ai perdu avec Pierre et toi, mais surtout avec toi, mes
meilleurs amis. Si tu savais comme ce fut lourd à traîner, seule.
Maman est toujours aussi bonne et aussi incompréhensive, Papa
aussi intelligent mais il est des choses dont je ne veux pas
l'alourdir ( cafard, ce soir : l'affaire japonaise, ce qui va
peut-être éloigner encore notre réunion ) Les parents essaient de
me rendre matériellement parlant la vie aussi aisée... - que
possible - Mais je subis les inconvénients d'être l'enfant
unique. J'aspire à ma province, à ma côte, à ma mer. J'y trouvais
à certaines heures des zones de paix, que ne peuvent me donner ni
Paris, ni la maison. |
Le 8 décembre 1941 |
Le 5 mars 1942 |
Le 11 mars 1942 |
26 mars 1942
Compensation des embêtements de toutes sortes, inhérents à notre vie
actuelle : un printemps éclatant a surgi brusquement d'une fin d'hiver
glacée. A peine de giboulées. Depuis 8 jours, vent frais, ciel pur, soleil.
Si tu savais les impressions délicieuses qui m'enveloppent, quand du
métro le plus proche (12 minutes), je gagne à pied ma boîte le matin :
au soleil il est à peine 7h moins le 1/4. J'avance dans ce quartier
charmant au milieu d'une brume légère qui s'envole à regret du sol et
des maisons. Les arbres encore sans feuilles vivent déjà sur l'esplanade ou
sur le boulevard, personne , sinon des gosses qui se bousculent ou qui
regardent se redorer le Dôme des Invalides. Les rares autos et les occupants
ne sont pas encore réveillés. Impression analogue à celle de Giraudoux
quand il traversait les Tuileries avant de se rendre chez Bella. On
voudrait se sentir absolument libre, vide, pour goûter à fond cet
incomparable Paris. L'autre matin, long tour aux Tuileries et sur les
quais avec R. De la brume surgissait l'Ile.... Comme au
crépuscule le jeu des gris sur l'eau, les ponts et les toits, et les
souvenirs peut-être aussi lui donnaient une poignante beauté.
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20 juillet 1942 |
Auvers le Hamon , le 31 juillet 1942 , à son frère
T'ai-je parlé dans ma dernière carte d'une magnifique
exposition: le paysage français de Corot à nos jours à la
galerie Charpentier. Roger m'y avait conduite en attendant la
liste et j'ai passé là une bien réconfortante après-midi. Tant
de choses fortes, délicates et si inattendues : un Matisse
rêveur et léger ( une ligne de peupliers ), des Sisley qui
raviraient ton âme de vieux Parisien et de banlieusard de bonne
souche, un Corot aéré et dru, des la Fresnay, deux Cézanne aux
verts provocants et paisibles à la fois, un Van Gogh etc.
J'étais emballée et ça a fait brillamment passé la douche de la
fin de journée. Peut-être eût-il été décent que je m'effondre
dans les bras de Roger. Pour une première chute, le moment
était à saisir. Mais je me suis contentée de discuter de
l'exposition et d'avaler la glace abominable qu'il m'offrit
chez Weber comme consolation. Le pauvre garçon était certes
aussi embêté que moi. Il a été très chic toute cette année.
Such a dear. Mais...
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Ici assez beau temps, beurre sur la table!, viande et pas mal
de vélo. Avons visité des gorges, du genre Padirac en plus
petit. Impression pénible, malaise, humidité pénétrante et
froide. Horreur de la vie des hommes préhistoriques.
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Puis nous
sommes allés à Solesmes : messe bénédictine, recueillie et
magnifiquement chantée, rien de sali parce que pas de
touristes; de très belles statues de la fin du XVème et du
milieu du XVIème; deux mises au
tombeau l'une du Christ, l'autre de la Vierge : grave paix des
visages des cadavres, poids des corps sur les linceuls, douleur
sereine des assistants. Cela mène à une méditation de la mort
riche et réconfortante. J'ai pensé à Pierre L., peut-être le plus
heureux de nous tous *. Curieux qu'il soit resté si proche à
Fontaine et ailleurs.
* ( Mort au combat en 1940 )
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2 septembre 1942 Mon patron est mis à la retraite et moi, j'ai été avertie de préparer mes caisses pour Amiens. Dès que j'aurai confirmation,je te préviendrai. En tout cas, je dois quitter Paris, je n'ai pas les titres voulus pour y rester plus longtemps.
Séjour charmant en Bretagne, gens délicieux, atmosphère de maison détendue, beaucoup de vélo malgré les côtes, peu de bains vu le temps, mais la mer et le vent, des tas de souvenirs heureux qui se rouvraient et une compagnie fine et délicate.
Ici le temps est lourd et terne, les dahlias du jardin sont en fleurs, les rares pommes tombent déjà, l'humeur générale est capricieuse...
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