Madeleine Michelis - 1913-1944 - site

                   PARIS       [ Note d'introduction ]

Neuilly , le 10 juin 1941
10 juin 1941
       Tu te plains d'avoir de nous des nouvelles trop brèves. Impossible souvent de t'en écrire plus long. Et puis te mentir ( Tout est pour le mieux etc ) nous laisse une trop grande impression de dégoût. D'ailleurs querelle pour querelle. Tu nous donnes sur le détail concret de ta vie, sur ton travail des vues très peu précises. ...Mais le plus horrible pour moi, c'est de ne plus savoir exactement ce que tu penses, l'idée que tu n'as pas de radio, que tu ne peux pas, comme Papa et moi, tout écouter, comparer, relever les contradictions, noter les silences, et attendre certains démentis qui ne viendront jamais. Mes idées d'août dernier, tout ce que j'écoute, je vois, je vis n'a fait que les confirmer. Nous entrons depuis 3 semaines dans une ère de ravitaillement plus abordable. Je ne parle pas de la viande. Tu peux t'en gaver à ton aise, bientôt ce ne sera plus pour nous qu'un souvenir - ni du pain - (heureusement que Papa peut manger sur la carte de Mam et la mienne) mais les légumes, rares il est vrai, affichent des prix plus accessibles. ... La notion de repas copieux est périmée, comme tant d'autres. Mais si l'on peut mettre 400f pour un repas, tarif allemand ou Raymonde*, on peut, paraît-il, rendre à son estomac ses habitudes normales. A la maison on s'en tire encore assez bien pour l'heure, papa employant le système du troc. Mais comme il va se trouver à cours de caoutchouc bientôt ( il parle de fermer 3 jours par semaine pour aller tuer le doryphore dans ses futures patates à Fontaine ) nous tendrons vers l'immatériel. Cet état de faiblesse et de légèreté où nous vivons ne manque pas d'un certain charme - quelquefois - Seulement c'est aux dépens du travail personnel et même de la simple routine, et comme les vacances ne viendront pas avant le 31 juillet, ça ne maintient pas l'esprit dans un état réceptif et encore moins créateur.
*[marché noir]

 
Neuilly , le 11 novembre 1941
          

 
11 novembre 1941
       Comme nous sommes heureux que tu échappes à tout cela. Pour le reste nous nous en tirons encore assez bien grâce au courage et à la gentillesse de Papa. Tu sais d'ailleurs que Maman sait très habilement tirer parti des moindres choses. L'un dans l'autre nous arrivons à manger à peu près normalement, quelquefois même assez bien. Ton colis pourtant serait le bienvenu, s'il nous parvient un jour. Ce qui nous pèse le plus, c'est d'être très rationnés en charbon, gaz et électricité, ce dernier article me privant tout particulièrement. A mes pieds, je traîne de vieilles bottes de caoutchouc noires rapiécées par Papa avec une chambre à air. On voit poindre le rouge sous la teinture et je doute qu'autrefois j'aurais même oser les donner. Maintenant je les porte et dans Paris. Mam met mes chaussures de ski avec trois paires d'immondes chaussettes de laine faites de morceaux et passe aux yeux de bien des gens pour une mortelle des plus enviables. Un jour de pluie, la semaine dernière, combien ai-je vu de gosses bien nippées avec des spartiates à semelles de bois et de malheureuses socquettes de coton. Papa n'a pas eu de répartition ni pour novembre ni pour décembre. Les vêtements sont aussi rares et aussi enviés : pense que mon manteau de fourrure, tout usagé qu'il est, vaut tel quel 23.000f. Absence de laine et de fourrures, de coton et de fils, triomphe du textile synthétique à l'exposition seulement. Le pauvre vieux Papa a besoin de caleçons et malgré les points de sa carte de textile, nous n'avons pas été fichues d'en trouver un sur toute la place. Mais les sous-vêtements et les canadiennes s'entassent, prêts à partir contre l'ennemi russe. La récupération des métaux non ferreux ayant fait suite à celle des vieux vêtements et des vieilles godasses, on se demande ce qu'il restera à récupérer dans trois mois, sinon un peu de sang anémique. Le cheptel est maintenant réduit à zéro par la consommation extérieure. A la perte de substance subie, on mesure son abondance ancienne et ses riches qualités. Sorte de prise de conscience rétrospective de ce qu'était la France, mesure aussi de ce qu'elle sera. Le présent n'est pour moi qu'un long voyage en métro, écoeurant, malsain, mais qui me mène là où je veux aller, et à la lumière.
 
7 décembre 1941
       Voilà un an, Jean, que tu quittais la France, voilà un an que j'ai perdu avec Pierre et toi, mais surtout avec toi, mes meilleurs amis. Si tu savais comme ce fut lourd à traîner, seule. Maman est toujours aussi bonne et aussi incompréhensive, Papa aussi intelligent mais il est des choses dont je ne veux pas l'alourdir ( cafard, ce soir : l'affaire japonaise, ce qui va peut-être éloigner encore notre réunion ) Les parents essaient de me rendre matériellement parlant la vie aussi aisée... - que possible - Mais je subis les inconvénients d'être l'enfant unique. J'aspire à ma province, à ma côte, à ma mer. J'y trouvais à certaines heures des zones de paix, que ne peuvent me donner ni Paris, ni la maison.
 
Le 8 décembre 1941
          

 
Le 5 mars 1942
          

 
Le 11 mars 1942
          

 
26 mars 1942
       Compensation des embêtements de toutes sortes, inhérents à notre vie actuelle : un printemps éclatant a surgi brusquement d'une fin d'hiver glacée. A peine de giboulées. Depuis 8 jours, vent frais, ciel pur, soleil. Si tu savais les impressions délicieuses qui m'enveloppent, quand du métro le plus proche (12 minutes), je gagne à pied ma boîte le matin : au soleil il est à peine 7h moins le 1/4. J'avance dans ce quartier charmant au milieu d'une brume légère qui s'envole à regret du sol et des maisons. Les arbres encore sans feuilles vivent déjà sur l'esplanade ou sur le boulevard, personne , sinon des gosses qui se bousculent ou qui regardent se redorer le Dôme des Invalides. Les rares autos et les occupants ne sont pas encore réveillés. Impression analogue à celle de Giraudoux quand il traversait les Tuileries avant de se rendre chez Bella. On voudrait se sentir absolument libre, vide, pour goûter à fond cet incomparable Paris. L'autre matin, long tour aux Tuileries et sur les quais avec R. De la brume surgissait l'Ile.... Comme au crépuscule le jeu des gris sur l'eau, les ponts et les toits, et les souvenirs peut-être aussi lui donnaient une poignante beauté.
 
20 juillet 1942
          

 
Auvers le Hamon , le 31 juillet 1942 , à son frère
       T'ai-je parlé dans ma dernière carte d'une magnifique exposition: le paysage français de Corot à nos jours à la galerie Charpentier. Roger m'y avait conduite en attendant la liste et j'ai passé là une bien réconfortante après-midi. Tant de choses fortes, délicates et si inattendues : un Matisse rêveur et léger ( une ligne de peupliers ), des Sisley qui raviraient ton âme de vieux Parisien et de banlieusard de bonne souche, un Corot aéré et dru, des la Fresnay, deux Cézanne aux verts provocants et paisibles à la fois, un Van Gogh etc. J'étais emballée et ça a fait brillamment passé la douche de la fin de journée. Peut-être eût-il été décent que je m'effondre dans les bras de Roger. Pour une première chute, le moment était à saisir. Mais je me suis contentée de discuter de l'exposition et d'avaler la glace abominable qu'il m'offrit chez Weber comme consolation. Le pauvre garçon était certes aussi embêté que moi. Il a été très chic toute cette année. Such a dear. Mais...


Ici assez beau temps, beurre sur la table!, viande et pas mal de vélo. Avons visité des gorges, du genre Padirac en plus petit. Impression pénible, malaise, humidité pénétrante et froide. Horreur de la vie des hommes préhistoriques.





Puis nous sommes allés à Solesmes : messe bénédictine, recueillie et magnifiquement chantée, rien de sali parce que pas de touristes; de très belles statues de la fin du XVème et du milieu du XVIème; deux mises au tombeau l'une du Christ, l'autre de la Vierge : grave paix des visages des cadavres, poids des corps sur les linceuls, douleur sereine des assistants. Cela mène à une méditation de la mort riche et réconfortante. J'ai pensé à Pierre L., peut-être le plus heureux de nous tous *. Curieux qu'il soit resté si proche à Fontaine et ailleurs.

* ( Mort au combat en 1940 )
2 septembre 1942
       Mon patron est mis à la retraite et moi, j'ai été avertie de préparer mes caisses pour Amiens. Dès que j'aurai confirmation,je te préviendrai. En tout cas, je dois quitter Paris, je n'ai pas les titres voulus pour y rester plus longtemps. Séjour charmant en Bretagne, gens délicieux, atmosphère de maison détendue, beaucoup de vélo malgré les côtes, peu de bains vu le temps, mais la mer et le vent, des tas de souvenirs heureux qui se rouvraient et une compagnie fine et délicate. Ici le temps est lourd et terne, les dahlias du jardin sont en fleurs, les rares pommes tombent déjà, l'humeur générale est capricieuse...