le 8 12 1941
Très contents que l'affaire Weygand
ait eu chez vous une certaine répercussion. Ici gros coup et
grosse inquiétude, corsée encore quand on a su que son
collaborateur immédiat, André, était passé à la dissidence.
Nous venions de prendre un bain de sang et d'en sortir en
deuil et salis à souhait. La retraite de Weygand nous en
faisait présager un nouveau, ce qui vient d'arriver. Entre le
21 nov. et le 8 déc., une série d'attentats : début deux bombes
dans la librairie boche Rive Gauche, installée à la place du
d'Harcourt, à 7h du matin, malgré les huit flics qui gardaient
depuis le 14 juillet jour et nuit les abords de cette officine
collaborante, puis des grenades un peu partout, au rythme d'un
attentat par jour; le clou de l'affaire : une explosion dans
une maison de passe réservée à eux dans la rue Championnet (
coût : 3 teutons, 1 fille de kapout, 4 teutons, 3 filles de
grièvement blessés ) Puis un officier allemand tué à 7 heures
du soir à l'angle de la rue Rennequin et du Bd Péreire et un
cercle militaire allemand faisant explosion à 1h 1/2 le
dimanche 7. D'où menaces, appel à la délation et chantage
général. Nous avons d'abord payé un million d'amende, aveu non
déguisé que la librairie leur appartenait, puis nous avions
jusqu'au mercredi 10 pour dénoncer les coupables. En fait de
dénonciations les attentats ont repris. Alors mesure générale :
couvre-feu de 6 h du soir ( 4h au soleil) à 5 h du matin
pendant une semaine. Les pauvres types coincés à 6h05 ont passé
la nuit au poste. Ce fut pris avec beaucoup de philosophie et
même avec le sourire. Quelle cohue réjouie et galopante dans
les métros, tu juges, le dernier quittait la tête de ligne à
5h. Sans les parents, j'aurais traîné, histoire d'aller une
nuit au poste. A 6h les fenêtres devaient êtres fermées, sinon
le poste pour les délinquants. Alors nous avons bouclé les
contrevents et derrière eux _ ô province, douce province _ nous
avons méchamment regardé
les gens se faire siffler par les agents et emmener gentiment
au commissariat. Spectacle plus réjouissant encore : des
groupes d'agents français patrouillaient sur les trottoirs
surveillés des terre-plein par des officiers allemands. Très
antiquité : maîtres, surveillants d'esclaves, esclaves. Les
esclaves n'étaient pas moroses, du moins jusqu'à hier. Hier les
sanctions générales sont levées mais la radio nous apprend
1°/ qu'une amende d'un milliard est imposée aux juifs de la zone
occupée
2°/ qu'on en a arrêté un certain nombre (par exemple
B., l'architecte, père de gosses que je connais. B. le
chirurgien, qui a été arrêté dans son laboratoire personnel, a
demandé le temps de se préparer une trousse et s'est suicidé
etc. ) parmi lesquels certains vont travailler dans l'Est
3°/
que cent otages (dits juifs, communistes, gaullistes) ont été
exécutés.
Comme il y avait eu 11 brestois et 4 parisiens de
fusillés officiellement il y a 4 jours, cela fait 115 officiels
en moins d'une semaine. Moloch devient vorace. Pourtant les
très fréquentes et non officielles exécutions pourraient
suffire à l'apaiser. Remarque, vieux, ils se défendent contre
les risques de l'occupation. Mais penser que certains Français
de par ici prêtent la main à leur sale besogne, et vont jusqu'à
allier la servilité à la lâcheté ou à l'intérêt, c'est ça qui
nous dégoûte le plus. Les Français ne se sont pas encore
habitués, malgré les exemples qu'ils ont sous les yeux, à
considérer la vie humaine, du moins celle de leurs camarades,
comme une chose sans valeur. Ca n'empêche pas les Parisiens,
par bravade ou par besoin de parler, de dire couramment, à côté
d'un officier allemand "viande pour la Russie", ce qui permet
les astuces faciles de "congelée, du porc dans une peau de
mouton etc". Les pauvres types n'ont pas l'air d'aimer entendre
parler du front russe. Ils paraissaient très surexcités et très
joyeux de l'attaque du Japon sur les possessions américaines et
anglaises du Pacifique "par surprise" comme dit Radio-Paris.
Mais le discours du Fürher de jeudi avec la déclaration de
guerre de l'Allemagne aux E.U. les a beaucoup refroidis. Si tu
avais vu la tête que faisaient cinq vieux officiers qui
lisaient Paris-Soir jeudi à 4h à la sortie du métro Odéon. Ils
dissimulaient si peu leur effarement et leur anéantissement,
qu'avant même d'avoir lu par dessus l'épaule du plus petit la
grande manchette du canard, j'avais deviné toute l'affaire.
Note que les Américains vont prendre pendant au moins six mois
la piquette dans le Pacifique. C'est bien fait pour eux
puisqu'ils n'ont pas su profiter des tuiles qui nous sont
tombées dessus. Du point de vue moral c'est une victoire
Roosevelt. Ca fait cinq ans qu'il leur rabâchait "le danger
japonais", mais les bons isolationnistes n'y voulaient pas
croire. J'ai entendu un mea culpa du colonel Lindbergh qui
valait son pesant d'or.
Neuilly , le 5 3 1942 Mais deux journées de
surexcitation passées à courir d'un quartier à l'autre, d'une
banlieue à l'autre m'ont vraiment claquée. Je suis dans mon lit
à classer mes informations. L'impression générale correspond
aussi peu que possible aux topos officiels. A Montreuil, les
femmes de la rue, avec qui il est facile d'entrer en
conversation, les clientes de ma tante, toutes font les mêmes
réflexions: "Epatant, qu'ils reviennent. Mieux vaut crever sous
les bombes que de crever de faim" et vis à vis des ouvriers
victimes elles sont plutôt dures "Risques de guerre".
(Jusqu'ici, on ne compte pas un seul habitant de Montreuil au
nombre des morts). Chez les petits bourgeois vincennais, même
réaction, plus méritoire peut-être parce que la présence
d'assez nombreuses troupes à Vincennes leur fait craindre
quelque raid. Du côté de la porte de Versailles, vers la
Convention, à la Nation, au Quartier, même atmosphère et
presque les mêmes réflexions. A Neuilly, tout pareil bien que
la présence de Darlan avant-hier soir au cercle militaire
allemand ultra chic, installé comme par hasard dans un hôtel
particulier juif tout près de l'hôpital municipal nous ait valu
trois bombes et deux blessés. C'est, si vous voulez, une sorte
de communion dans la joie et l'horreur. Fanatisme. |
Neuilly , le 11 3 1942 Aujourd'hui Ch. Bruneau, le philologue français,
reprenait ses cours après un arrêt d'un mois; comment cet
être inoffensif s'est-il attiré trois mois de prison?
Personne n'y comprend rien, mais on lui trouve infiniment
plus de saveur. Avait-il touché de près ou de loin le
groupe Esprit? A-t-il parlé trop sincèrement de
l'assassinat de son collègue F. Holweck ? A-t-il rapporté,
lui aussi, les paroles prêtées à juste titre à l'aumônier
allemand des prisons "Les Français savent mourir
admirablement" ou simplement avec quel héroïsme est mort
le pauvre Gabriel Péri ? Aurait-il fait quelque remarque
sur le racolage des ouvriers pour l'Est, en particulier la
note qui incite les jeunes gens et jeunes filles à partir
de 17 ans à s'en aller gagner leur vie par là, sans qu'ils
aient besoin de l'autorisation de leurs parents? Ou bien,
en mauvais termes avec sa concierge ou un huissier de la
Sorbonne, a-t-il payé cela de quelques semaines de silence
sinon de repos. |
Neuilly , le 20 7 1942 L'atmosphère est écrasante.
Depuis huit jours on nous applique le régime de la Tchécoslovaquie.
Affiches infâmes apposées deux heures dans le métro vendredi dernier
puis retirées en vitesse. Je l'avais lue au Châtelet. Grondements
dans le public. Mais elle a reparu lundi partout ( journaux, métro,
murailles, pissotières) . Effet des plus réussis : une première partie
angélique et mielleuse, des remerciements et des fleurs en brassées
à la population française de la z.o., sa dignité, etc. ; une deuxième
partie qui menace d'exécution tous les membres masculins d'une famille
(jusqu'à la ligne collatérale) jusqu'à 17 ans, de déportation en
Allemagne et pour les enfants en-dessous de 17 ans : maison de
redressement. Ceci s'appliquant aux familles dont un membre est
soupçonné d'avoir commis un attentat contre l'armée d'occupation.
Je voudrais pouvoir te copier cette brillante variante sur le thème
de la collaboration. De la meilleure propagande au moment ou on recrute
des ouvriers pour l'Allemagne (ouvriers et personne de maîtrise.
Emile en a froid dans le dos) D'ailleurs, ça mordait déjà aussi mal
que possible, malgré le chantage aux prisonniers, la menace d'être
encore plus mauvais comme recrutement. Certaines usines, volontaires
désignées d'office, partent en totalité vers le coeur de la Nouvelle
Europe ...
Officiellement parlant, il y a chaque jour un maximum de 600 ouvriers
(z.l.,z.o.) qui, sous la pression de la faim, consentent à se laisser
déporter en Allemagne. Le système employé pour obtenir de la
main-d'oeuvre a été extrèmement simple : réduction à des quantités
infimes de la matière première, augmentation des heures de travail
obligatoires, ce qui a libéré beaucoup de main-d'oeuvre à résorber.
La mécanique a fort bien fonctionné : le père de ... a dû fournir la
liste de ses ouvriers ainsi au chômage ; ils vont bientôt s'envoler.
Que veux-tu ! Le chiffre est d'importance : il leur fallait avant fin
juillet 600 000 ouvriers d'usine et 400 000 ouvriers agricoles. Alors
les ouvriers se terrent, et ce sont les juifs, une fois de plus, qui
écoppent. D'abord, depuis le 7 juin, ils étaient contraints à partir
de 7 ans de porter l'étoile de David, cousue à gauche sur la poitrine .
Impression de gêne quand on croisait ces pauvres gens dans Paris, de douleur
quand on regardait les petits gosses. Puis une ordonnance féroce il
y a trois jours qui leur interdit l'entrée de tous les lieux publics
(monuments historiques, bibliothèques, musées, cabines téléphoniques,
piscines, marchés et foires, restaurants, cafés, etc.) , il y a 12
prescriptions, puis interdiction aux jeunes de fréquenter les
établissements scolaires publics ; enfin rafles depuis le 15 dans
la nuit des juifs, juives et gosses, juifs polonais et russes ;
scènes atroces : méres séparées de leurs gosses, gosses regroupés
(contagieux ou non) au Vel dHiv, sans qu'on puisse leur porter à
bouffer. Certains flics, et des agents de la T.C.R.P. chargés, sous
contrôle des nazis français, du travail, pleuraient à chaudes larmes.
Quelque chose comme les persécutions contre les chrétiens au temps de
Néron ; une Saint Barthélémy serait plus radicale et moins cruelle en
fin de compte. A Paris, dégoût et horreur. Il ne s'agit plus de discuter
des difficultés de trouver des légumes . |