Madeleine Michelis


Réflexions politiques


Elstwood Lodge, le 11 9 1937
       La politique extérieure commence à agiter "nos amis les Anglais" Nous venons d'entendre par T.S.F. l'astucieuse, et si simple, décision des puissances à Nyon. Mr Graham m'a dit " Tant que la France et l'Angleterre iront la main dans la main, tout ira bien. L'Angleterre a l'argent, les vaisseaux, les avions ( et encore quoi, s'il vous plaît? ) et la France les hommes; c'est all right" Moi j'ai tout bêtement l'impression qu'au lieu de marcher de concert vers la paix, la France et l'Angleterre marchent de concert vers la guerre. Mais peut-être que cela aussi c'est all right, puisque ce ne seront pas les Anglais qui seront tués. Levée de boucliers contres les nouvelles demandes de colonies formulées par Hitler. " Nous ne permettrons pas, etc,d'ailleurs il faut consulter les populations, faire un plébiscite " J'ai bien essayé de faire entendre que l'idée d'un plébiscite, une fois lancée, serait étendue, par l'Allemagne, à toutes le colonies tant françaises qu'anglaises; et que dame, un plébiscite, aux Indes par exemple ( point sensible ) ou en Indochine, pourrait être terrible pour les deux nations. Je ne sais pas s'ils ont bien compris, ils ne voient que les conséquences directes, et agréables, d'une idée, ils n'en pressentent pas les rebondissements lointains.
 


fin mars 1940 ?
       J'ai la tête vide, et l'histoire de la Finlande, prévue d'ailleurs, m'a tout de même foutue à plat. Dégoûtant pour eux, tous ces gens qui se sont fait tuer pour rien, et pas fameux pour nous. Les Suédois ont agi comme des cochons mais ne soyons pas pharisiens : s'ils s'étaient engagés envers la Finlande (Tout porte à le croire) ils n'avaient pas d'armée; ils ont lâché la Finlande, à nous la Tchécoslovaquie. J'y pense plus cruellement ce soir : c'est demain l'anniversaire de l'entrée des troupes allemandes à Prague. Comme tout a marché vite.
 


23 5 1940
       Nous venons d'entendre tout à l'heure à 6h10 à Londres qu'Abbeville était prise, des combats autour et dans Boulogne, des divisions motorisées qui rayonnent sur le Nord-Est et le Nord- Ouest. Je n'ai absolument pas peur, bien que la situation géographique du Havre nous coupe toute possibilité de fuite vers le Sud. Nous serions coincés comme des rats. Si par extraordinaire ils arrivaient jusqu'ici, comme il n'y a pas eu et il n'y aura pas d'ordre d'évacuation, il se peut que je parvienne à fuir au tout dernier moment ou au pire que je me trouve en occupation. Perspective purement imaginaire, j'espère de tout mon coeur, mais atroce; me sentir coupée de la France, de vous, sans nouvelles de Jean et des autres, peut-être déportée, et inutile. Quoiqu'il arrive, je crois invinciblement en l'avenir de la France. Je suis trop attachée à sa culture, à son âme pour ne pas me sentir bouleversée par ce qui se passe. Je ne regrette plus de ne pas être partie aux Etats-Unis. Pourtant je pourrais en ce moment y être plus utile qu'ici, à regarder la mer et me ronger les sangs. En tout cas, ralliement des correspondances et des personnes à Neuilly. Je mettrais un mot tous les 2 jours. J'espère qu'on comprendra que cette lettre n'a rien de désespéré ni de défaitiste. Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi, vos sacrifices, votre courage, mon éducation et tout ce que je ne sais pas. Soyons courageux et pleins d'espoir.
 


Puyvineux , le 19 6 1940
       Je vous raconterai plus tard le voyage épique que nous avons fait, quand je n'aurai plus l'esprit écrasé par la pensée de ce qui se trame en ce moment. C'est atrocement pénible. Qui aurait dit cela à la Pentecôte. J'avais toujours senti et prévu le danger hitlérien. Je ne pensais pas que, nous aussi, nous en serions si rapidement victimes. Ah! Munich!

Puyvineux , le 21 6 1940
      Par ailleurs j'ai piétiné de rage en entendant le préambule de l'armistice possible. Ce sont des coups qu'on supporte mieux en famille qu'avec des amis, si gentils soient-ils, ce qui est le cas.
 


Neuilly , le 2 10 1940
       Cette prise de contact avec la puissance allemande, admirable à un point de vue purement spéculatif, m'a donné beaucoup à réfléchir. Ca se déroule comme un film de cinéma; tout, jusqu'aux moindres détails, a été prévu. Les officiers connaissaient déjà la région qu'ils occupent et peuvent ainsi l'utiliser au mieux du point de vue stratégique comme la mettre en coupe réglée d'un point de vue économique. Le pourcentage des réquisitions en céréales, beurre, poulets est assez joli : 58 à 60 %. Mais, pour l'instant, si le café a disparu tout à fait de la circulation, en faisant des queues de 2 à 3 heures, on arrive à se ravitailler juste. D'ailleurs, les cartes sont là " pour nous y aider ". Nous subissons, par la presse (!) et la radio une apologie des ersatz, ce qui nous laisse rêveurs sur l'avenir.
La presse! Tout ce qu'il y a de plus immonde comme raisonnements et comme injures abreuve journalièrement les Parisiens. Ils lisaient moins de journaux au début mais les vieilles habitudes reviennent : on prend son ticket de métro et un canard et on ingurgite entre 2 stations une petite dose de fiel. Toutes ces mesures prises sont admirablement préparées : hier, mesures odieuses contre les Juifs. Or, depuis 2 mois, articles de toutes sortes sur les Juifs, attaques personnelles et nominales, " Comment ils volent, comment ils s'insinuent, comment ils ont créé une internationale dans l'Etat etc. " Vieux thèmes, mais si nuancés que chacun a pu se découvrir lésé au moins par l'un d'eux, et tout à l'avenant. Si le miracle n'intervient pas, nous ne sommes pas prêts de nous débarrasser des poux. Il faut tout faire pour qu'il se produise. Ils vont noyauter l'enseignement, les associations de jeunesse où tout gosse et toute gosse de 14 à 18 ans doit obligatoirement s'inscrire. Quand on a l'air de résister, ou ils vous brisent, ou ils font, ce qui est beaucoup plus fort, de la désorganisation systématique. Ordres qu'on ne reçoit pas (la poste et la zone de démarcation!), ou qu'on reçoit mais qu'on ne peut exécuter parce que ces messieurs ne le permettent pas. Et par là-dessus, un immense dégoût, je n'ose dire général quoique d'autres pensent comme moi et résistent. Mais il faut travailler la généralité pour leur faire accomplir ne serait-ce qu'un geste de refus. Pourtant plus on remonte vers le Nord, et plus la région est dangereuse et occupée en nombre, plus les gens relèvent la tête. C'est, je t'assure, presque réconfortant de vivre en zone occupée, si on compare la mentalité des gens d'ici avec celle des gens de Toulouse quand je l'ai quittée.

 


Neuilly , le 15 10 1940
      Ne crois pas que les gens aient changé pour cela. Ceux qui réfléchissaient et voyaient clair ont gardé leurs idées de fin juillet, quant aux autres, d'indifférents ou d'assimilables, ils sont devenus franchement hostiles. Les réquisitions tant niées existent et le taux est exorbitant, 60% pour tout. Dans les cuirs, 6O% + 2O% pour leur consommation sur le territoire occupé. Restent 20% pour la population civile! D'ailleurs ça n'est même pas, d'après des gens accrédités à la commission d'armistice, pour les Allemands d'Allemagne : ils ne reçoivent que ce que leurs soldats envoient personnellement làbas. Les marchandises de toutes espèces ( surtout l'alimentation ) servent de monnaie d'échange entre l'Allemagne, la Suède et l'U.R.S.S.! Les vexations s'accentuent : histoire des cinémas de Paris où, provocation odieuse, on projette un film sur la campagne de Pologne. A Caen, à la suite de témoignages de sympathie donnés par la population à l'enterrement d'un aviateur anglais, pas de pain ni d'eau pendant 2 jours. La liste pourrait être longue. En gens très habiles, ils détournent, ou essaient de détourner l'attention des Parisiens en insistant sur Dakar ( avec photos truquées ) et en menant violente campagne contre Juifs et Francs Maçons. Pendant ce temps-là, ils s'offrent la jeunesse : filles et garçons, entre 14 et 20 ans doivent être obligatoirement inscrits à une association de jeunes. Mais les associations de scoutisme viennent d'être dissoutes. Restent 2 associations, l'une officiellement patronnée par les Allemands, l'autre vague et bien facile à noyauter ou à s'annexer. Là je le crains est le pire danger, si ça durait. Mais ils sentent et savent que l'esprit de résistance se nourrit et se soutient par la radio anglaise. L'audition des postes anglais vient d'être interdite par affiche au Havre, bientôt à Paris. Ecoute une fois Radio-Paris et tu comprendras le mécanisme et tout l'odieux de l'occupation allemande. Ce poste donne le ton à toute la presse "locale" et se fait l'écho et l'auxiliaire de l'organisation occupante. Le chômage s'assoit rapidement. Tonton Jean est licencié, refusant de travailler pour l'Allemagne. On lui avait offert 6000f par mois, en assurant 2500f en France à sa femme, à condition qu'il parte travailler pour eux là-bas. Il aime mieux crever de faim. Parrain, lui aussi au Ritz jusqu'au 15 sept, a perdu sa place : remplacé par un Allemand. Cher vieux, nos craintes de Salses sont justifiées et bien dépassées. Emile, nous parlant de la 1ère lettre reçue de toi, a laissé entendre qu'elle était plutôt vive. Il a préféré la brûler avant de quitter Pau. Garde tes opinions d'alors; si tu étais devenu flottant, tout ce que nous voyons, entendons, subissons, aurait vite fait de te les rendre. Aidez-nous, toi et Pierre, à tirer la France de là. Rassurez-vous : ce n'est pas de ma part un cri de désespoir : voir le comportement ironique, indifférent et même hostile des Parisiens et surtout des Parisiennes vous réconforterait. Quant aux populations des côtes, elles sont épatantes. Vive la zone occupée! Tanine a eu des nouvelles très attristantes d'Alsace : la classe 40 est incorporée à l'armée allemande. Des jeunes ménages alsaciens sont emmenés en Allemagne, installés quelque part et remplacés par de jeunes ménages allemands : préparation du futur plébiscite. Des mesures contre les Juifs, vous serez sans doute informés par les journaux. Ca me dégoûte comme toute injustice criante et comme tout geste facile.
 


Le Havre , le 29 10 1940
       Dimanche matin, en filant sur Etretat par les faubourgs du Havre, j'ai assisté à un spectacle lamentable : la procession des piétons qui réintégrait le Havre pour la journée : petits gosses enveloppés de châles, de couvertures ( car il fait rudement froid depuis quelques jours ), vieilles grand-mères dans des remorques ou dans des poussettes, tous avec le visage blafard des gens qui ont eu froid et qui ont mal dormi. Le soir, à mon retour, même procession, mais en sens inverse : il y en a là-dedans qui n'ont même pas de quoi se payer le tram jusqu'à Montivilliers. Autre cause de tristesse : l'afflux des "touristes" allemands. Ils se sont glissés et encadrent chaque corporation. Certains se reconnaissent à leur brassard jaune; plus nombreux sont ceux qui n'ont aucun signe distinctif : l'impression d'étouffante surveillance n'a fait que croître depuis août. Bienheureux les gens en zone dite libre, et ceux qui partent. J'envie terriblement mon frère. Si je ne pensais pas que ma présence ici est utile, ne serait-ce que sous la forme de témoignage de l'éternelle pensée française, de volonté de résistance et de critique indirecte, je regretterai amèrement de n'avoir pas essayé de filer. On se raccroche à ce qu'on peut! Ce matin, coup prévu mais bien lâche et bien douloureux : la Bulgarie attaque la Grèce.C'est curieux comme l'Italie et ses séïdes ont du goût pour les cadavres! Et cette paix ; à certains indices locaux, nous pouvons soupçonner qu'elle est signée et que la nouvelle machine est déjà en mouvement. Pourquoi la majorité n'a-t-elle pas voulu comprendre plus tôt! Il est tellement plus facile de s'opposer à ce qui va se faire que de desserrer le noeud qui vous étrangle. Et quand l'étranglement devient volontaire et conscient! Ne voyez pas dans ces affaires une preuve de démoralisation; c'est seulement un effort pour voir exactement les choses.
 


Le Havre , le 29 10 1940 (autre lettre)
      L'atmosphère d'étouffement et de ténèbres ne fait que s'accroître. Afflux massif de civils allemands avec ou sans brassard, qui contrôlent tous les corps de métier, vérification discrète (!) et effective des bibliothèques et des livres en circulation ( les libraires d'ici viennent de recevoir des éditeurs parisiens la liste des livres classiques, surtout histoire, allemand et philo, qu'ils doivent sur ordre de l'occupant leur retourner immédiatement à Paris ). Moyens de pression de toute nature pour maintenir le maximum de civils dans cette ville que les récents accords (!!) ont des chances de rendre inhabitable, et surtout dispersion, mélange et cohabitation à outrance. Avec ça de grandes affiches qui chantent le bonheur d'être protégés par les Allemands; d'autres offrent du travail en Allemagne aux chômeurs, d'autres rappellent qu'un tel a été fusillé pour sabotage, d'autres interdisent de lire des feuilles ou d'écouter des postes qui ne sont pas sous contrôle allemand.(Ca ne vise naturellement pas Radio-Toulouse) D'autres enfin proclament la peine de mort pour quiconque cachera un Anglais.Dans l'ensemble la population est à la hauteur de ses souffrances. Dimanche en allant me promener aux environs, j'ai traversé un quartier littéralement soufflé par l'explosion d'un train de munitions : de ces pauvres bicoques, il restait une carcasse, un pan de mur, quelques pierres. Les propriétaires fouillaient dans les décombres avec des bouts de bois ou des fourches.Ils triomphaient quand ils en sortaient un bout de couverture ou 2 godasses écrasées. Visage et symbole du malheur qui nous écrase. On ne sait plus ce qu'on pourra tirer de là,soi-même. Autre spectacle lamentable, les gens très pauvres qui vont et reviennent à pied le soir dans le crépuscule si brumeux et si froid. Ils couchent aussi loin que possible, c'est-à-dire bien près, traînant leurs gosses dans des charrettes, les grand- mères sur des remorques, une couverture roulée autour d'eux, avec ce qu'ils ont de plus précieux ou de plus cher dans une vieille valise sale. Journalier exode. Ils ne se plaignent même pas. Médite tout cela avec Pierre et voyez ce qui vous reste à faire. Je vous embrasse tous deux.(Il est bien permis de s'attendrir puisque nous sommes maintenant si loin).         M.
Aux dernières nouvelles : chaque chef d'établissement dans l'enseignement doit faire un rapport sur le personnel et s'assurer que nous avons " l'esprit nouveau "!

 


Neuilly , le 10 6 41
       Les prisons à Paris et aux environs sont pleines de gens inoffensifs, qui ont eu le tort d'oublier que nous avons changé de régime. On parle même, ça a tout l'air d'un canular, d'une femme dénoncée par sa bonne et arrêtée parce qu'elle avait appelé un lapin Adolphe. A cela s'ajoutent des histoires de cauchemar, mais vraies : toujours au Cherche Midi, une gamine de 18 ans, arrêtée pour quelque bêtise et placée dans la méme cellule qu'une Anglaise. Celle-ci tente de s'évader, l'autre a huit jours de cachot pour n'avoir pas dénoncé la tentative de sa co-détenue. Puis on la transporte à Fresnes : là, de nouveau, 3 jours de cachot (obscurité totale, obligée de coucher à même le sol, pas de seau hygiénique etc) Au bout de trois jours, le médecin se dérange du Ch. M. à Fresnes, l'ausculte et décide qu'elle peut encore sans risque grave subir huit jours de cachot. Ce qui lui est infligé. Tu peux juger dans quel état elle en est sortie. Voilà comment nous faisons connaissance avec le régime, les méthodes et les geôles de la Gestapo. Comme sans doute ils ne nous tenaient pas assez en main, ils ont recruté 6000 hommes et femmes il y a trois semaines comme police-auxiliaires i.e. indicateurs. Moins insidieux que ce régime bassement policier, mais tout aussi irritante se développe une campagne anti-sémite et xénophobe grande envergure. On ne voit pas d'ailleurs comme cette dernière se concilie avec le slogan de "l'idéal européen", mais on n'en est plus à une contradiction près. Les petites histoires satiriques sont maintenant hors de propos. La résistance s'affirme par des manifestations hostiles ou des grèves : le 11 mai dans l'après-midi il y avait une foule énorme entre l'Etoile et les Pyramides : les Parisiens ont laissé éclater leur haine, tout ce qu'ils refoulaient depuis 6 mois s'est libéré; dans le coin où j'étais, on a chanté la Marseillaise (chant très séditieux) et partout officiers et soldats allemands ont été hués par la foule. Impression bouleversante, le symbole du refus. La semaine dernière quelques manifestations de moindre envergure devant l'ambassade des E.U. (avant qu'ils ne quittent définitivement Paris pour Vichy), des cris de Vive Roosevelt, Vive l'Amérique, tout cela couronné par de nombreuses arrestations, que les gens ont appris à envisager avec sang-froid. Dans les mines du Nord, il y avait grève générale, les Polonais marchant avec les Français. Des arrestations en masse et, dit-on, 11 exécutions. Sur les affiches apposées par l'occupant, "la mort pour quiconque refuserait de reprendre le travail", les gens du Nord ont collé des papillons " pour un Français d'exécuté, 25 Boches de descendus". Borotra venu, comme commissaire du Gvt aux sports et loisirs, faire une conférence aux étudiants lillois, a été reçu par des cris et des coups de sifflets et le président s'est excusé en ces termes " Je vous demande de pardonner à ces jeunes gens d'exprimer trop vivement ce que tout le monde pense ici " Si l'éloignement se prête à la rigueur à une politique de collaboration, leur présence nous fait connaître le danger terrible que courrait la France à une telle collusion. Encore s'ils étaient là et nous imposaient leur volonté du seul fait de leur force, ça nous dégoûterait, mais ce serait net. Seulement ils nous ballottent de la brutalité la plus écrasante au mensonge mielleux et à la plus odieuse des hypocrisies. Mais le régime de la douche écossaise tanne les gens, ne les apprivoise pas, d'autant plus que nous sommes encore beaucoup trop cartésiens, au dire de Déat. Le réel ne s'embarrassant pas de contradictions, nous devrions nous y plonger en aveugles et par delà notre pensée égoïste nous joindre à l'âme du devenir, au Monde. Voilà comment au nom d'une métaphysique panthéiste et creuse, on essaie de nous faire consentir aux réalités de chaque jour. Il s'avère que bientôt, les fonctionnaires auront à signer ce petit papier" Etes-vous pour la collaboration, oui ou non" Ici, le climat n'est vraiment pas favorable. Même si nous nous sentions quelque tendresse en ce sens, les quelques prisonniers malades rendus généreusement pour qu'on les soigne à nos frais ( et pour éviter la contagion) y sont les plus hostiles, et apportent à l'appui des faits et le souvenir affreux de leur vie de chaque jour là-bas. Quant à ceux qui sont libérés sans raison valable, Brasillach par exemple, ils ont acheté leur libération d'une nouvelle servitude (articles, conférences et espionnage au profit de leurs libérateurs)
 


Neuilly , le 11 11 1941
      Journée de brouillard dense, à peine éclairée par la rousseur des feuilles, qui vivent encore. Il noyait l'espoir dans les coeurs comme il avalait les maisons et les quais. le fleuve lui-même n'avait plus d'existence. On aurait pu se croire appelé à une vie larvaire durable si l'on n'avait entendu les gens parler. Silhouettes imprécises, propos des plus directs sur la boue, le sang et la nuit où nous nous enfonçons de jour en jour. Mes appréciations les plus pessimistes ne m'avaient pas encore fait estimer à toute sa valeur le symbolisme de certain chiffon rouge et noir. Depuis les premières exécutions officielles, nous nous débattons entre le dégoût, le désespoir et l'horreur - et à combien d'entre eux peut s'appliquer la terrible parole " Les innocents paieront pour les coupables ". Après les attentats de Nantes et de Bordeaux, ont fleuri sur les murs, dans les stations et les couloirs de métro d'abominables affiches, une rouge pour l'affaire de Nantes, une jaune pour celle de Bordeaux, toutes deux voisinant et du même style. Chacune annonçait pour son compte que cinquante malheureux types avaient été exécutés sur le champ et que cinquante autres seraient exécutés si on ne parvenait à trouver les coupables. A cela s'ajoutait la promesse d'une récompense de 15 millions, somme globale, à partager entre les mouchards volontaires. Jeu sur la sensibilité et la cupidité. Horrible impression de heurter des cadavres et de glisser sur des flaques de sang. En deux jours j'ai vieilli de dix ans.
 


le 8 12 1941
      Très contents que l'affaire Weygand ait eu chez vous une certaine répercussion. Ici gros coup et grosse inquiétude, corsée encore quand on a su que son collaborateur immédiat, André, était passé à la dissidence. Nous venions de prendre un bain de sang et d'en sortir en deuil et salis à souhait. La retraite de Weygand nous en faisait présager un nouveau, ce qui vient d'arriver. Entre le 21 nov. et le 8 déc., une série d'attentats : début deux bombes dans la librairie boche Rive Gauche, installée à la place du d'Harcourt, à 7h du matin, malgré les huit flics qui gardaient depuis le 14 juillet jour et nuit les abords de cette officine collaborante, puis des grenades un peu partout, au rythme d'un attentat par jour; le clou de l'affaire : une explosion dans une maison de passe réservée à eux dans la rue Championnet ( coût : 3 teutons, 1 fille de kapout, 4 teutons, 3 filles de grièvement blessés ) Puis un officier allemand tué à 7 heures du soir à l'angle de la rue Rennequin et du Bd Péreire et un cercle militaire allemand faisant explosion à 1h 1/2 le dimanche 7. D'où menaces, appel à la délation et chantage général. Nous avons d'abord payé un million d'amende, aveu non déguisé que la librairie leur appartenait, puis nous avions jusqu'au mercredi 10 pour dénoncer les coupables. En fait de dénonciations les attentats ont repris. Alors mesure générale : couvre-feu de 6 h du soir ( 4h au soleil) à 5 h du matin pendant une semaine. Les pauvres types coincés à 6h05 ont passé la nuit au poste. Ce fut pris avec beaucoup de philosophie et même avec le sourire. Quelle cohue réjouie et galopante dans les métros, tu juges, le dernier quittait la tête de ligne à 5h. Sans les parents, j'aurais traîné, histoire d'aller une nuit au poste. A 6h les fenêtres devaient êtres fermées, sinon le poste pour les délinquants. Alors nous avons bouclé les contrevents et derrière eux _ ô province, douce province _ nous avons méchamment regardé les gens se faire siffler par les agents et emmener gentiment au commissariat. Spectacle plus réjouissant encore : des groupes d'agents français patrouillaient sur les trottoirs surveillés des terre-plein par des officiers allemands. Très antiquité : maîtres, surveillants d'esclaves, esclaves. Les esclaves n'étaient pas moroses, du moins jusqu'à hier. Hier les sanctions générales sont levées mais la radio nous apprend
 1°/ qu'une amende d'un milliard est imposée aux juifs de la zone occupée
 2°/ qu'on en a arrêté un certain nombre (par exemple B., l'architecte, père de gosses que je connais. B. le chirurgien, qui a été arrêté dans son laboratoire personnel, a demandé le temps de se préparer une trousse et s'est suicidé etc. ) parmi lesquels certains vont travailler dans l'Est
 3°/  que cent otages (dits juifs, communistes, gaullistes) ont été exécutés.
Comme il y avait eu 11 brestois et 4 parisiens de fusillés officiellement il y a 4 jours, cela fait 115 officiels en moins d'une semaine. Moloch devient vorace. Pourtant les très fréquentes et non officielles exécutions pourraient suffire à l'apaiser. Remarque, vieux, ils se défendent contre les risques de l'occupation. Mais penser que certains Français de par ici prêtent la main à leur sale besogne, et vont jusqu'à allier la servilité à la lâcheté ou à l'intérêt, c'est ça qui nous dégoûte le plus. Les Français ne se sont pas encore habitués, malgré les exemples qu'ils ont sous les yeux, à considérer la vie humaine, du moins celle de leurs camarades, comme une chose sans valeur. Ca n'empêche pas les Parisiens, par bravade ou par besoin de parler, de dire couramment, à côté d'un officier allemand "viande pour la Russie", ce qui permet les astuces faciles de "congelée, du porc dans une peau de mouton etc". Les pauvres types n'ont pas l'air d'aimer entendre parler du front russe. Ils paraissaient très surexcités et très joyeux de l'attaque du Japon sur les possessions américaines et anglaises du Pacifique "par surprise" comme dit Radio-Paris. Mais le discours du Fürher de jeudi avec la déclaration de guerre de l'Allemagne aux E.U. les a beaucoup refroidis. Si tu avais vu la tête que faisaient cinq vieux officiers qui lisaient Paris-Soir jeudi à 4h à la sortie du métro Odéon. Ils dissimulaient si peu leur effarement et leur anéantissement, qu'avant même d'avoir lu par dessus l'épaule du plus petit la grande manchette du canard, j'avais deviné toute l'affaire. Note que les Américains vont prendre pendant au moins six mois la piquette dans le Pacifique. C'est bien fait pour eux puisqu'ils n'ont pas su profiter des tuiles qui nous sont tombées dessus. Du point de vue moral c'est une victoire Roosevelt. Ca fait cinq ans qu'il leur rabâchait "le danger japonais", mais les bons isolationnistes n'y voulaient pas croire. J'ai entendu un mea culpa du colonel Lindbergh qui valait son pesant d'or.

 


Neuilly , le 5 3 1942
      Mais deux journées de surexcitation passées à courir d'un quartier à l'autre, d'une banlieue à l'autre m'ont vraiment claquée. Je suis dans mon lit à classer mes informations. L'impression générale correspond aussi peu que possible aux topos officiels. A Montreuil, les femmes de la rue, avec qui il est facile d'entrer en conversation, les clientes de ma tante, toutes font les mêmes réflexions: "Epatant, qu'ils reviennent. Mieux vaut crever sous les bombes que de crever de faim" et vis à vis des ouvriers victimes elles sont plutôt dures "Risques de guerre". (Jusqu'ici, on ne compte pas un seul habitant de Montreuil au nombre des morts). Chez les petits bourgeois vincennais, même réaction, plus méritoire peut-être parce que la présence d'assez nombreuses troupes à Vincennes leur fait craindre quelque raid. Du côté de la porte de Versailles, vers la Convention, à la Nation, au Quartier, même atmosphère et presque les mêmes réflexions. A Neuilly, tout pareil bien que la présence de Darlan avant-hier soir au cercle militaire allemand ultra chic, installé comme par hasard dans un hôtel particulier juif tout près de l'hôpital municipal nous ait valu trois bombes et deux blessés. C'est, si vous voulez, une sorte de communion dans la joie et l'horreur. Fanatisme.
 


Neuilly , le 11 3 1942
      Aujourd'hui Ch. Bruneau, le philologue français, reprenait ses cours après un arrêt d'un mois; comment cet être inoffensif s'est-il attiré trois mois de prison? Personne n'y comprend rien, mais on lui trouve infiniment plus de saveur. Avait-il touché de près ou de loin le groupe Esprit? A-t-il parlé trop sincèrement de l'assassinat de son collègue F. Holweck ? A-t-il rapporté, lui aussi, les paroles prêtées à juste titre à l'aumônier allemand des prisons "Les Français savent mourir admirablement" ou simplement avec quel héroïsme est mort le pauvre Gabriel Péri ? Aurait-il fait quelque remarque sur le racolage des ouvriers pour l'Est, en particulier la note qui incite les jeunes gens et jeunes filles à partir de 17 ans à s'en aller gagner leur vie par là, sans qu'ils aient besoin de l'autorisation de leurs parents? Ou bien, en mauvais termes avec sa concierge ou un huissier de la Sorbonne, a-t-il payé cela de quelques semaines de silence sinon de repos.
 


Neuilly , le 20 7 1942
      L'atmosphère est écrasante. Depuis huit jours on nous applique le régime de la Tchécoslovaquie. Affiches infâmes apposées deux heures dans le métro vendredi dernier puis retirées en vitesse. Je l'avais lue au Châtelet. Grondements dans le public. Mais elle a reparu lundi partout ( journaux, métro, murailles, pissotières) . Effet des plus réussis : une première partie angélique et mielleuse, des remerciements et des fleurs en brassées à la population française de la z.o., sa dignité, etc. ; une deuxième partie qui menace d'exécution tous les membres masculins d'une famille (jusqu'à la ligne collatérale) jusqu'à 17 ans, de déportation en Allemagne et pour les enfants en-dessous de 17 ans : maison de redressement. Ceci s'appliquant aux familles dont un membre est soupçonné d'avoir commis un attentat contre l'armée d'occupation. Je voudrais pouvoir te copier cette brillante variante sur le thème de la collaboration. De la meilleure propagande au moment ou on recrute des ouvriers pour l'Allemagne (ouvriers et personne de maîtrise. Emile en a froid dans le dos) D'ailleurs, ça mordait déjà aussi mal que possible, malgré le chantage aux prisonniers, la menace d'être encore plus mauvais comme recrutement. Certaines usines, volontaires désignées d'office, partent en totalité vers le coeur de la Nouvelle Europe ... Officiellement parlant, il y a chaque jour un maximum de 600 ouvriers (z.l.,z.o.) qui, sous la pression de la faim, consentent à se laisser déporter en Allemagne. Le système employé pour obtenir de la main-d'oeuvre a été extrèmement simple : réduction à des quantités infimes de la matière première, augmentation des heures de travail obligatoires, ce qui a libéré beaucoup de main-d'oeuvre à résorber. La mécanique a fort bien fonctionné : le père de ... a dû fournir la liste de ses ouvriers ainsi au chômage ; ils vont bientôt s'envoler. Que veux-tu ! Le chiffre est d'importance : il leur fallait avant fin juillet 600 000 ouvriers d'usine et 400 000 ouvriers agricoles. Alors les ouvriers se terrent, et ce sont les juifs, une fois de plus, qui écoppent. D'abord, depuis le 7 juin, ils étaient contraints à partir de 7 ans de porter l'étoile de David, cousue à gauche sur la poitrine . Impression de gêne quand on croisait ces pauvres gens dans Paris, de douleur quand on regardait les petits gosses. Puis une ordonnance féroce il y a trois jours qui leur interdit l'entrée de tous les lieux publics (monuments historiques, bibliothèques, musées, cabines téléphoniques, piscines, marchés et foires, restaurants, cafés, etc.) , il y a 12 prescriptions, puis interdiction aux jeunes de fréquenter les établissements scolaires publics ; enfin rafles depuis le 15 dans la nuit des juifs, juives et gosses, juifs polonais et russes ; scènes atroces : méres séparées de leurs gosses, gosses regroupés (contagieux ou non) au Vel dHiv, sans qu'on puisse leur porter à bouffer. Certains flics, et des agents de la T.C.R.P. chargés, sous contrôle des nazis français, du travail, pleuraient à chaudes larmes. Quelque chose comme les persécutions contre les chrétiens au temps de Néron ; une Saint Barthélémy serait plus radicale et moins cruelle en fin de compte. A Paris, dégoût et horreur. Il ne s'agit plus de discuter des difficultés de trouver des légumes .
 


12 novembre 1942
       Je suis encore toute éberluée de la cascade d'événements graves qui se sont passés depuis dimanche. Beaucoup d'Allemands ont quitté en hâte la ville dans l'après-midi de dimanche et pas mal de gens ici s'attendaient à un débarquement vers Dieppe Boulogne etc. Les Amiennois très surexcités ont été un peu déçus mais la nouvelle de l'arrêt des hostilités en Afrique du Nord a dissipé leur chagrin présent " Ce sera pour plus tard ". A dire vrai, ils sont tous contents d'une occupation allemande dans le Midi car ils ont gardé rancune aux gens de par là-bas de leur accueil au moment de l'exode et du surnom de " Boches du Nord " dont les Méridionaux les ont un peu partout gratifiés. Tout est au mieux et si les hostilités cessent rapidement au Maroc, nous aurons enregistré une brillante semaine. J'ai écouté en entier et en anglais l'appel de Roosevelt. Très beau et très simple. J'y fus de ma larme... Nous sommes allées hier midi à la cathédrale, deux chics collègues et moi, mettre des fleurs contre certains piliers sacrés, et tout Amiens, femmes en cheveux et hommes gantés,avaient eu la même pensée que nous.
 


5 novembre 1943
       Que pensez-vous du discours de de Gaulle à l'ouverture de la session du comité consultatif? Je le trouve excellent :tous les points critiques et essentiels, sont abordés, les nouvelles directions de la politique française et de la France indiquées comme il faut. Il m'a procuré une très grande satisfaction...