Madeleine Michelis


Etretat, 1939-1940

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1er septembre 1937 - Eltwood Lodge             

       La politique extérieure commence à agiter "nos amis les Anglais" Nous venons d'entendre par T.S.F. l'astucieuse, et si simple, décision des puissances à Nyon. Mr Graham m'a dit " Tant que la France et l'Angleterre iront la main dans la main, tout ira bien. L'Angleterre a l'argent, les vaisseaux, les avions ( et encore quoi, s'il vous plaît? ) et la France les hommes; c'est all right" Moi j'ai tout bêtement l'impression qu'au lieu de marcher de concert vers la paix, la France et l'Angleterre marchent de concert vers la guerre. Mais peut-être que cela aussi c'est all right, puisque ce ne seront pas les Anglais qui seront tués. Levée de boucliers contres les nouvelles demandes de colonies formulées par Hitler. " Nous ne permettrons pas, etc,d'ailleurs il faut consulter les populations, faire un plébiscite " J'ai bien essayé de faire entendre que l'idée d'un plébiscite, une fois lancée, serait étendue, par l'Allemagne, à toutes le colonies tant françaises qu'anglaises; et que dame, un plébiscite, aux Indes par exemple ( point sensible ) ou en Indochine, pourrait être terrible pour les deux nations. Je ne sais pas s'ils ont bien compris, ils ne voient que les conséquences directes, et agréables, d'une idée, ils n'en pressentent pas les rebondissements lointains.

20 octobre 1939 Madeleine Michelis, petit portrait, dans sa chambre à Etretat               Nous avons fini par louer deux pièces et une cuisine donnant sur la mer, auprès du Casino, à gauche, face au petit port. Nous n'aurons du feu que lorsque nous aurons fourni un poêle, que nous aurons fait installer à nos frais ( percée d'un trou dans le mur pour rejoindre une cheminée, poteries et tout ) Nous battons la dèche et nous attendons la fin du mois pour nous occuper plus activement du poêle et du charbon. Nous gelons, littéralement; le vent passe à travers les fentes des volets et des fenêtres et nous contemplons, enveloppées de robes de chambre, bas de laine aux pieds, manteaux de fourrure sur les jambes, la valse de l'abat-jour de soie qui voile la lampe centrale. Avantage, les actes les plus ordinaires, cirer des chaussures,laver la vaisselle, ont comme fond musical le bruit du vent et de la mer. Tout prend de la grandeur. La mer, le ciel, leurs changements s'encadrent dans nos fenêtres. C'est vraiment très beau, mais pas du tout reposant. Enfin, avec un peu de feu, peut-être la vie sera-t-elle acceptable ici, pour cet hiver. C'est d'ailleurs une expérience qui me sera utile : savoir si je tiendrai le coup une année à la campagne, si je m'attacherai un peu plus à la terre.

9 novembre 1939
      Toujours la même amitié entre mes gosses, moi et la mer......Les couleurs se ternissent de jour en jour, le temps s'étouffe. Il fait froid.
 

6 décembre 1939
      La tempête continue à orchestrer mes nuits et mes jours. De mon lit, je voyais tantôt un grand pan de ciel brun et un peu de vert dur, la mer. Je suis furieuse d'être attachée ici...
 

18 décembre 1939
      Le temps s'est mis au froid, les falaises et les maisons ont perdu toute consistance. On a l'impression qu'avec un doigt on pourrait les délayer dans la brume. Le ciel et la mer sont fondus dans un gris glacé. Une mine s'est échouée tout près d'ici.
 

17 janvier 1940
       Il neige ici depuis 2 jours une neige épaisse et si douce que j'ai passé mes chaussures de ski et que je m'en donne à coeur joie. Ce matin, en poussant les volets de ma porte-fenêtre, j'aurais pu, n'était la mer, me croire au balcon d'un chalet de montagne. Toute la nuit, j'avais entendu, mêlé au bruit de la mer, le choc mou de la neige contre les persiennes. A sept heures, sous un ciel plombé, buté, elle adoucissait de son contour virginal la grève, les falaises, les toits secs des maisons. Du côté de la cuisine, c'était encore plus étonnant : on ne voyait plus la mer, on ne pouvait plus soupçonner sa présence. C'était une petite ville de montagne qui s'était logée là. Tout à coup, le soleil, par delà quelques sapins, naissait de la colline et de la neige, dans un ciel d'un bleu intense. Quand je suis revenue à mon balcon, le plumage des mouettes rosissait, les nuages de neige filaient vers le large. L'écume du flot et la neige qu'elle touchait vivaient toute la gamme des blancs lumineux et laiteux. J'ai béni mon exil à Etretat. Les gosses, même et surtout les premières, m'ont bourrée de boules de neige. J'ai flanqué ma serviette sur un mur, j'ai riposté ferme et dur. C'était rudement sympa. Ce soir, le pays a repris grise mine. Si j'avais à imaginer un paysage d'enfer, je me servirais, je crois, de la falaise d'aval, durcie, implacable, sous ce ciel lourd de neige. Les mouettes crient, tourbillonnent, la mer crépite, nous aurons froid cette nuit.
 

31 janvier 1940
      Depuis lundi, les lignes téléphoniques, télégraphiques et électriques sont coupées : nous sommes sans électricité,sans eau, et j'ai la grippe... ...Lundi matin, j'ai attendu mon car pour Etretat trois quart d'heure dans la pluie et le vent. C'est là que j'ai chopé la grippe. Sur le plateau, spectacle extraordinaire : les arbres n'étaient pas givrés mais cristallisés. A mesure que la pluie glissait le long des troncs ou des branches, elle prenait. A la place des hêtres bien drus qui gardent leurs fermes, on avait affaire à quelque boqueteau hivernal d'une tapisserie légendaire; la glace donnait aux troncs sa légèreté, sa transparence, les arbres étaient déformés, magnifiés, dépersonnalisés.Mais de temps à autre, on en voyait s'ouvrir en deux ou laisser tomber une de leurs maîtresses branches. La glace qui se détachait gardait l'empreinte de l'écorce. Des pylones barraient la route, renversés par le vent et le gel. Le car faisait des embardées, on dansait sur la route la danse du verglas... ...Je continue à broyer du noir ici : je vais finir par m'acheter une T.S.F. ce mois-ci.
 

7 février 1940
      ...Dimanche il a fait très beau. Je suis allée par la falaise avec ma collègue d'anglais rousse jusqu'à Bénouville. Nous avions chaussé nos grosses godasses et nous avons marché à plein dans la terre qui dégèle; nos semelles collaient, la terre aspirait nos pieds, il fallait faire un véritable effort pour détacher le pied du sol, le même effort qu'il faudra faire pour se décoller de ce pays. Promenade belle et triste.
 

10 février 1940
      ...tout en parlant, je pensais surtout à notre ballade avec Pierre H. l'an dernier. Il y aura bientôt un an! Et toutes les occasions que j'ai laissé passer de souffrir un peu plus et d'être heureuse. Je me sens de plus en plus prisonnière de ce pays et de cette mer. Cela tient peut-être aux êtres avec qui je me suis trouvée par ici. Mais aussi à l'austérité du paysage. J' en ai des battements de coeur tant tout cela me semble beau, imprenable. Comme avec les gens qu'on aime trop, j'ai des mouvements d'indépendance contre ce pays. Cela se traduira probablement tout à l'heure par une longue lettre à P. où je le supplierai d'obtenir mon changement. Pourtant je sais que jamais je ne me sentirais aussi bien accordée à un pays. Pourrais-je même, seule revivre ailleurs...
 

29 février 1940
       Temps exquis mardi et hier : j'avais laissé éteindre mon feu.Mais cette nuit grande tempête. La mer a battu le galet de toutes ses forces. Ce matin il pleut, brume sur mer et froid dans Etretat. Je vais me dépêcher de rallumer mon poêle, l'humidité s'insinue de partout. ...J'aurais dû acheter plus tôt ma petite T.S.F. Cela remplit un peu la maison. De la musique, le bruit constant de la mer, ce serait presque le bonheur, si les conditions étaient autres...
 

2 mars 1940
      Aujourd'hui, temps merveilleux; froid, vent, grande tempête sous un ciel éblouissant. Le professeur a du mal à ne pas se croire en vacances; un lourd paquet de copies de 1ère et des cours à organiser sont là pour la rappeler àl'ordre. Mais je me sens pleine d'indulgence pour la bande d'élèves qui, en ce moment, court vers la vague, la fuit et se fait asperger d'écume, avec des cris et des bonds de joie. Je viens de galoper sur la falaise avec trois élèves de première,trois filles bien sympathiques, à qui pour une 1/2 heure j'ai servi de répétitrice; entre la fin du déjeuner et leur cours d'anglais, je les ai surveillées, c'est-à-dire promenées au dessus d'Etretat. Elles sautaient dans le vent, nous avions l'air de quatre folles, c'était délicieux.
 



10 mars 1940
       Ma passion pour H...est toujours aussi vivace, plus équilibrée peut-être.Il y a des jours où je l'enverrai bien au diable,si je le pouvais, comme avant-hier, jour où le jeune toubib est venu prendre congé de moi avant de s'en retourner dans le Nord. H...., gardien de ma vertu, ça semble assez rigolo, même tout à fait idiot, et pourtant c'est.
 






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Fin mars 1940, La Finlande             

      J'ai la tête vide, et l'histoire de la Finlande, prévue d'ailleurs, m'a tout de même foutue à plat. Dégoûtant pour eux, tous ces gens qui se sont fait tuer pour rien, et pas fameux pour nous. Les Suédois ont agi comme des cochons mais ne soyons pas pharisiens : s'ils s'étaient engagés envers la Finlande (Tout porte à le croire) ils n'avaient pas d'armée; ils ont lâché la Finlande, à nous la Tchécoslovaquie. J'y pense plus cruellement ce soir : c'est demain l'anniversaire de l'entrée des troupes allemandes à Prague. Comme tout a marché vite.

21 avril 1940
      !... ...Chaque soir ( ce qui fait très tableau),un pêcheur de mes voisins, vieux et sale, apporte son petit fils près des barques et lui montre le coucher du soleil. Le printemps et le temps clair rendent la mer poissonneuse. Avant-hier, une barque ramenait une centaine de raies bouclées et gluantes, trois gros turbots, des soles qui se cambraient sur le galet, des tourteaux baveux et cinq grands homards bleus.Cela faisait rêver, sur nos galets froids, à des soupes de poissons méridionales, à du homard bien épicé, aux roches brûlantes de soleil de la côte roussillanaise. Pas de bruit,sauf celui de la mer. La criée au poisson se fait toujours par clignements d'yeux, tu sais. Je te souhaite quelques ballades dominicales comme celle que je viens de faire vers Bénouville avec France C. : pleine de vent, de soleil et de joie physique, avec le secret dégoût de ne pouvoir mieux meubler une si éclatante journée. Salut.
 

26 avril 1940
      Ca va mieux que la semaine dernière. D'abord je continue à vivre mes soirées, baignée dans l'admirable lumière que tu connais.Chaque soir, j'attends sept et huit heures avec autant d'impatience que j'ai pu attendre Pierre. Dès cinq heures je ne fais plus rien de bon, j'épie le ciel, la mer, je cherche à deviner le spectacle futur, toujours imprévisible. Devant la mer qui se glace de gris, de bleu, de vert, de rouge, de violet, je danse ma joie.Surtout les ciels qui s'éclaboussent de rouge sanglant, de vert cru ou d'or en fusion, avec des nuages si lourds qu'ils s'écrasent sur la falaise, violents et mouvants, me réservent chaque soir une joie égale et neuve. Quand la nuit est tout à fait tombée, je commence à travailler. Il le faut.... En ce moment, sentiment très égoïste du confort moral et intellectuel. ... Maintenant c'est le Pelléas et Mélisande de Fauré qui se mêle à ma vie. Premières mesures de la Sicilienne où le thème se cherche avant de se développer et de prendre de l'ampleur. Ca me rend mon année de troisième quand Papa venait d'acheter son poste, et que, sans savoir ce qu'était Pelléas ni qui était Fauré,cette Sicilienne me versait une joie pure. C'est par ce morceau que je suis entrée en amitié avec Fauré ... Ce n'est pas ce qu'il a écrit de meilleur mais j'aime cela toujours autant, sa fraîcheur surtout...
 

4 mai 1940
      Par bonheur, je n'ai pas passé la soirée toute seule. J'ai été invitée à dîner chez les B. . Accueil très sympa. Le député et son fils en train de désherber les allées, des chiens qui vous sautent dans les jambes, des pommiers en fleurs sur les pelouses, une belle grande villa sans prétention, quelques vieux meubles et une conversation éblouissante. Histoires d'élections incroyables et bien drôles, satire sans méchanceté des têtes de turc du pays, lignes de la main, très bon dîner et soirée qui s'est prolongée jusqu'à deux heures du matin, délicieux. Le fils possède dans le jardin une vieille caloge, où il lit, travaille, rêve et dort l'été. Elle est sous les pommiers, comme un bateau échoué et qui serait resté là, s'y trouvant bien. On la comprend. Milieu très cultivé, parmi les très agréables rencontres que m'aura valu Etretat. Aujourd'hui, après trois heures et demi, départ en voiture pour Epivent où nous attendait une vieille petite ferme délabrée, à cinq kilomètres dans les terres, que B. a donnée à son fils. Enclos plein des pommiers en fleurs, du rose le plus vivant, tordus et noueux comme des mains de paysan, une petite maison basse, couverte moitié chaume, moitié ardoise, une belle grange avec un toit de chaume et une odeur de grain, une petite laiterie près de la fosse à purin, une écurie en ruines. Là-dessus une lumière tamisée par la brume, et près de la barrière, de grandes pièces de terre, nues et belles comme celles de la Brie, avec de lourds chevaux qui labouraient. Nous sommes descendus jusqu'à chez moi où nous avons vidé des fonds de bouteille en écoutant le credo de Gretchaninoff. Gros effet : ils ne connaissaient pas ce disque. Puis départ. Dommage que la perm du frère de Christiane soit terminée, déjà.
 

Pentecôte 1940




       Depuis jeudi, l'insolence du ciel, la paix de la nature ne s'est pas démentie, autant à Etretat qu'ici. Vendredi, journée effroyable et pourtant si attendue que j'ai senti comme une détente à l'annonce de l'invasion triple. Mais tout de suite j'ai pensé à toi, aux Pierres multiples et si diversement aimés, à tous mes autres copains, à tous les hommes...




17 mai 1940
      Retour vers le Havre avec une réfugiée de Rethel. Histoires si tristes que j'en ai regretté de ne pas être un garçon pour monter par là-haut. C'est tout te dire. D'ailleurs les récits lamentables courent la région : des réfugiés belges en quantité (Louvain, etc) enfants sans parents, mère dont ils ont mitraillé la gamine qu'elle tenait par la main, etc. Les Normands se montrent à la hauteur, surtout les Yportais. Ca fait tout de même plaisir. A Etretat, nous n'avons encore personne, mais l'hôpital ouvre, dit- on, cette semaine. Quelques élèves de 1ère partagent l'inconscience du soleil : canoë toute la journée. Ca me fait mal, très. Heureusement ils ne sont pas tous comme cela. Christiane B. sort d'ici. Son frère était à Sedan il y a huit jours. Tu juges de ses inquiétudes. Mais elle a un moral excellent : elle a compris, elle au moins.
 
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23 mai 1940      Après la Pentecôte ...                 

       Nous venons d'entendre tout à l'heure à 6h10 à Londres qu'Abbeville était prise, des combats autour et dans Boulogne, des divisions motorisées qui rayonnent sur le Nord-Est et le Nord- Ouest. Je n'ai absolument pas peur, bien que la situation géographique du Havre nous coupe toute possibilité de fuite vers le Sud. Nous serions coincés comme des rats. Si par extraordinaire ils arrivaient jusqu'ici, comme il n'y a pas eu et il n'y aura pas d'ordre d'évacuation, il se peut que je parvienne à fuir au tout dernier moment ou au pire que je me trouve en occupation. Perspective purement imaginaire, j'espère de tout mon coeur, mais atroce; me sentir coupée de la France, de vous, sans nouvelles de Jean et des autres, peut-être déportée, et inutile. Quoiqu'il arrive, je crois invinciblement en l'avenir de la France. Je suis trop attachée à sa culture, à son âme pour ne pas me sentir bouleversée par ce qui se passe. Je ne regrette plus de ne pas être partie aux Etats-Unis. Pourtant je pourrais en ce moment y être plus utile qu'ici, à regarder la mer et me ronger les sangs. En tout cas, ralliement des correspondances et des personnes à Neuilly. Je mettrais un mot tous les 2 jours. J'espère qu'on comprendra que cette lettre n'a rien de désespéré ni de défaitiste. Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi, vos sacrifices, votre courage, mon éducation et tout ce que je ne sais pas. Soyons courageux et pleins d'espoir.